Le nom du goût (ou Appelons un chou un chou !)
- Publié le 10 octobre 2014
- Par Laurent
- Dans Fooderstanding
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Nous l'avons vu tout récemment quand il s'agissait de soja: les noms que l'on donne aux aliments peuvent parfois prêter à confusion et ne pas refléter leur véritable nature. Tout ceci permet d'introduire un problème que l'on rencontre en biologie mais qui, par extension, s'applique aussi à la gastronomie (dans la mesure où on mange exclusivement de l'animal ou du végétal, le régime alimentaire à base de cailloux n'étant pas encore à l'ordre du jour malgré la crise): cette problématique, c'est celle des noms vernaculaires.
Précisons d'emblée: ce n'est pas sale. Le nom vernaculaire d'une plante ou d'un animal est en fait son nom usuel dans une langue donnée: c'est le nom commun, celui que l'on utilise par défaut dans la vie de tous les jours. Par exemple: pomme de terre en français, qui donne aardappel en néerlandais, ou potato en anglais. Il s'oppose au nom scientifique, construit sur base du latin, et qui est commun à toutes les langues: dans le cas de la pomme de terre, on parlera de Solanum Tuberosum. Si on veut être tout à fait complet, outre le nom vernaculaire et le nom scientifique, il existe le nom vulgaire, qui est une traduction standardisée du nom scientifique, mais qui est un peu le cul entre deux chaises: moins précis que le nom scientifique, mais moins usité que le nom vernaculaire. Pour certaines espèces, le nom vulgaire et le nom vernaculaires sont identiques, mais dans le cas des champignons par exemple, le nom vernaculaire peut varier énormément selon, notamment, l'endroit où on se trouve: la girolle pourra ainsi s'appeler selon les régions "chevrette", "jaunotte" ou même "gallinace" (non, pas cendrée). On peut également penser à l'endive, que nous appelons communément chicon en Belgique. Tandis qu'endive, chez nous, fait référence à la chicorée endive, qui d'un point de vue strictement botanique, constitue "l'endive vraie". Ah oui, et pour faciliter un peu les choses, chicon, dans l'ouest de la France, est le nom que l'on donne parfois à la laitue romaine. Bref, c'est le bordel, vous êtes déjà paumés et moi aussi !
On le voit, l'utilisation du nom vernaculaire pose certains problèmes: d'une part, il varie d'une langue ou d'une région à l'autre; d'autre part, il est souvent ambigu: tandis que le nom scientifique désigne une et une seule espèce, le nom vernaculaire peut désigner parfois une seule, parfois plusieurs espèces, issues de la même famille ou même de familles différentes. Et une même espèce, on l'a compris, peut parfois porter plusieurs noms vernaculaires. Ces regroupements linguistiques se font par l'usage, par l'habitude, par des impressions, et non sur des critères stricts ou scientifiques.
Ainsi, pour revenir aux patates, lorsque l'on parle de "pommes de terre", on ne précise pas par défaut s'il s'agira de Bintjes, de Rattes ou de Belles-de-Fontenay. Biologiquement parlant, il s'agit simplement de variétés distinctes, et si chacune aura ses propres caractéristiques, son goût, ou son usage préférentiel, elles appartiennent à la même espèce. En revanche, le terme "Piment" regroupe des fruits d'espèces, voire de familles différentes: ainsi, si la plupart des piments que nous consommons appartiennent au genre Capsicum de la famille des Solanacées, le Poivre noir appartient à la famille des Pipéracées, et le Piment aquatique à celle des Myricacées.
Dans un autre registre, on peut évoquer les truffes: "Truffe" est le nom vernaculaire donné à plusieurs espèces de champignons de la famille des Tuber. La plus célèbre et la plus chère est celle que l'on appelle usuellement la truffe noire (Tuber Melanosporum de son nom scientifique). A côté de ce diamant noir, la famille Tuber regroupe un grand nombre de champignons à l'intérêt gastronomique plus limité: par exemple, la truffe d'été (Tuber Aestivum) ou la truffe chinoise (Tuber Himalayense). La blague, c'est que l'aspect parfois très proches de certaines de ces Tuber pousse certains commerçants peu scrupuleux à les vendre pour de la truffe noire, plus rare et donc forcément plus chère.
Ça vous rappelle quelque chose ? Bingo ! De la même façon que certains industriels trichent en créant la confusion avec des indications géographiques, d'autres essaient de faire passer une espèce pour une autre. Typiquement, on vous vendra du tilapia pour du thon, des variétés de tomates croisées génétiquement pour des cœur-de-bœuf, voire du curcuma pour du safran... Malgré le caractère malhonnête, voire carrément illégal, de ces pratiques, les contrôles sont rares et difficiles à mettre en oeuvre. Et c'est comme ça qu'OH MON DIEU DU CHEVAL DANS MA LASAAAAGNE !!!!
Pour lutter contre ce phénomène, l'Union Européenne, s'inspirant des réglementations nationales de certains de ses états-membres, instaure en 1972 le Catalogue européen des espèces et variétés végétales: pour qu'une espèce puisse commercialisée, elle doit obligatoirement y être inscrite. L'idée, à la base, était d'éviter que différentes variétés végétales soient vendues sous le même nom, ou qu'une même variété porte des appellations différentes. L'initiative était donc louable, mais a finalement posé un autre problème: la complexité et le coût d'une inscription d'une variété au catalogue réservant celle-ci aux industriels (ou en tout cas aux professionnels de l'agriculture), ce sont essentiellement les espèces les plus rentables et les mieux adaptées à l'industrie agro-alimentaire qui s'y retrouvent: exit donc un grand nombre d'espèces dont le cycle de croissance est peu intéressant financièrement, dont l'apparence sort trop des standards habituels - car oui, nous semblons par défaut réticents à acheter une carotte mauve, tant on nous a répété qu'une carotte c'était orange - ou qui simplement, ne présente pas des caractéristiques assez stables sur la durée. On se retrouve avec des fruits et des légumes formatés, standardisés, et partant d'une loi qui vise à protéger le consommateur, on arrive à un système qui menace directement la biodiversité.
La complexité des réglementations donne aussi lieu à des situations moins graves et plus cocasses. Un exemple ? Il existe au Portugal une spécialité de confiture de carotte (pourquoi pas hein...); or, les textes de lois de l'U.E. précisent que seuls des fruits peuvent être utilisés pour faire de la confiture. C'est ainsi que, pour permettre à cette spécialité de continuer à exister légalement, et dans une logique toute kafkaïenne, il fut un jour décidé de donner à la carotte le statut juridique de... fruit. Étrangement, les carottes ne semblent pas trop au courant et continuent à se comporter comme des légumes.
De manière générale, ces réglementations, bien qu'ayant atténué le problème de l'information au consommateur, sont loin de l'avoir totalement résolu. Et comme nous l'avons vu, il n'est pas toujours facile, à l'heure actuelle, de désigner en langage courant ce que l'on mange. Mais que faire alors ?
Mauvaise nouvelle: il n'y a pas de solution miracle. Bonne nouvelle: il existe des solutions simples, à notre portée. C'est enfoncer une porte ouverte que d'inciter le consommateur - nous - à s'informer, et pourtant, c'est une responsabilité essentielle qui lui - nous - incombe. Par ailleurs, nous pouvons aussi réapprendre le langage de la nourriture. Plutôt que de dire que ce soir, y aura des patates: mettre en avant les variétés de pommes de terre que nous cuisinons. Ou encore apprendre à distinguer un chou palmier d'un chou frisé. C'est un moyen simple et enrichissant de militer pour le maintien de la biodiversité, car c'est en nommant les choses que l'on peut leur permettre de continuer à exister. Bon clairement, le but n'est pas de devenir docteur en taxonomie, de se la jouer snob ou de commencer à parler d'endives au lieu de chicons en Belgique (ET PUIS QUOI ENCORE ?). Mais connaître le nom vulgaire d'un fruit, d'un légume - ou le nom scientifique si on est très motivé - permet déjà de consommer plus intelligemment. Par exemple, pour reprendre notre histoire très alambiquée de chicons et d'endives, on aurait:
Cichorium intybus |
Cichorium endivia |
Lactuca sativa var. longifolia |
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C'est déja un tout petit peu plus clair que la tirade de début d'article non ? Il en va de même pour les races animales: savoir que du bœuf Simmenthal n'est pas équivalent à du Bleu-Blanc-Belge, et décider si la différence de prix se justifie. C'est à chacun de se faire son opinion: une fois qu'il n'y a plus de confusion, on peut opérer ses choix en toute connaissance de cause. Et pour ce genre d'informations factuelles, Wikipédia est une véritable mine d'or, et une source assez fiable.
Enfin, l'idée n'est sûrement pas de décréter que tel produit est définitivement supérieur à un autre. Tout est question d'usage, de goût, de budget: une truffe d'été par exemple, bien que moins subtile que la vraie truffe noire, peut tout à fait être un condiment génial pour rehausser un plat de manière originale, à un prix abordable. Mais pas question de se faire avoir et de ne pas payer le prix juste pour le juste produit. Pour cela, quelques connaissances de bases et une bonne dose d'esprit critique suffisent généralement.
Bref, soyez précis, soyez gourmands et surtout, soyez curieux ! Car comme le disait Albert Camus: «mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde».
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